86. Disque dur

Faudrait tout de même que je vous raconte cet enregistrement. En vitesse, hein? Parce que je dois y retourner. Vous avez deux minutes? 
D'abord je vous plante un peu le décor. Vous connaissez Louvres? C'est dans le 95. Du côté de Roissy en France. Pour y aller, on prend le RER D, Gare du Nord voie 41. Celui qui s'appelle LOVA. Un nom pareil, ça ne s'invente pas. On se croirait dans un film de Jean-Pierre Mocky! Les gares défilent : Stade de France.. Saint Denis... Ciel! Je suis en plein 9/3! Dans quoi me suis-je encore lancée? A Sarcelles, ça y est, je panique! Je m'imagine en enregistrement dans un obscur studio, ancien cabinet de dentiste recyclé, que garde un pitbull croisé cocker judicieusement baptisé Molaires; sous ma casquette de rappeuse, j'improvise un duo magistral avec MC Dentifrice, ancien dentiste donc récemment reconverti dans les musiques actuelles... Mais qu'est-ce qu'ils mettent dans leur jus d'orange à la Gare du Nord?!? Nous approchons de Louvres, je sors de mon étrange rêverie et tant que j'y suis, du RER. Les champs de colza en fleur m'accueillent joyeusement. A la gare, Alain Pievic m'attend lui aussi tout sourire. Je dis lui aussi, parce que quand le colza jaunit, on dirait que toute la campagne vous sourit et c'est comme Alain, ça vous met de bonne humeur. Il me conduit dans sa jolie maison-studio-bonheur avec jardin où je m'apprête à passer huit jours le casque vissé sur les oreilles. 
Je suis un peu anxieuse, disons-le. C'est que le studio, ce n'est pas mon exercice préféré. Où est la scène? Où est le public? Qui rira quand je ferai l'imbécile? A part moi je veux dire. 
Après quelques tasses de thé fumant (c'est le seul truc que j'ai trouvé pour retarder encore l'échéance) il va finalement falloir s'y mettre. Alain (qui se voudrait rassurant!) m'explique que le studio, c'est un peu comme la piscine. Plus on panique et moins il y a de chance que ça se passe bien. Super! Moi qui ai horreur d'aller la piscine! Ça se présente bien! Bon, puisque c'est comme ça, inutile de méditer je fais pareil qu'à la piscine, je coince  ma tignasse sous le bonnet, enfin le casque, et ni une, ni deux, je saute ou plutôt je chante, sans réfléchir. On verra bien. De toute façon, il y a un maître chanteur (jeu de mots), tout du moins un ingénieur du son derrière les manettes, et il saura bien me dire quoi faire. Le tout c'est d'avoir confiance. En lui d'abord... en moi ensuite!
Donc nous y voilà.
Je chante, je fredonne, je susurre...
Il enregistre, il découpe, il colle...
Je recommence, j'interprète... Un peu plus, un peu moins...
Il corrige, il écoute...
Nous discutons...
Et si...? Tu crois? Attends, je te montre... Ah oui!! Mais j'aimais mieux... J'ai réfléchi... On s'est trompés... Refais-la!
Nous écoutons, Nous réécoutons. Sauf que bientôt je n'entends plus rien, malgré mon oreille réparée. Tantôt c'est le chant l'emporte, tantôt c'est le jeu. Et moi, éternelle insatisfaite, je veux comme toujours trouver le juste équilibre entre les deux! Mais c'est tellement plus facile quand je suis sur scène! Alors Alain, reprend calmement le contrôle... Il me mène doucement, avec les mots justes, là où je veux aller... Sur ce fil invisible entre musique et interprétation... Nous écoutons une dernière fois... Hé! Hé ! Hé! ça me plaît bien dis-donc, dis-donc! Enfin je crois... Parce que bien sûr, j'ai des doutes. Que voulez-vous? J'ai beau me la jouer Beyonce avec mes 5 choristes en studio, on ne se refait pas! Donc je doute et je jette en douce un petit coup d'œil au pro? Son visage se fend d'un large sourire! Il se marre même franchement alors qu'il connaît la chanson par cœur! Mes doutes s'envolent (un peu), je n'ai pas dû être si mauvaise! On s'y remet? Il en reste encore onze!
Huit jours plus tard, j'ai fini les voix des douze titres de l'album. Ouf!
La semaine prochaine, ce sera au tour des musiciens de découvrir le charme de Louvres. Ils n'auront pas ma chance, les champs de colza ne seront plus en fleurs. Par contre, ils seront les premiers à entendre mes enregistrements. J'espère que mes chansons leur donneront le sourire... 

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