152. Sadique de copropriété

Cela fera bientôt quinze ans que j'ai fait la rencontre de Monsieur R., une rencontre dont, tout comme le dentifrice au curcuma, je me serais volontiers passée...

A cette époque, à défaut d'une concession, j'ai eu la folle idée d'acquérir un charmant deux pièces à deux pas du Père Lachaise. Plus précisément dans le quartier que ces filous d'agents immobiliers appellent mystérieusement La Banane. Et le fait est que je l'avais bel et bien, la banane, lorsque j'ai débarqué avec tous mes cartons dans mon nouveau chez moi. Tout du moins jusqu'au moment de faire la connaissance de Monsieur R. 

Ce monsieur s'est tout d'abord invité sans prévenir dans ma boite à lettres. Non pas pour me souhaiter la bienvenue, loin de là. Disons plutôt, que c'était sa façon à lui de me mettre immédiatement dans l'ambiance. En effet, dès mon arrivée, Monsieur R. a pris l'habitude de me mettre en copie de l'intégralité de ses (très) nombreux courriers au syndic. Il va sans dire que lesdits courriers n'avaient, pas pour objet d'exprimer la moindre gratitude au gestionnaire de l'immeuble. Et quand je dis que Monsieur R. me mettait en copie de sa correspondance, je ne parle pas de ses emails, car à cette époque, il n'était pas très à l'aise avec les messages électroniques. Bien moins qu'avec les photocopies en tout cas. Il se faisait donc un devoir d'adresser à l'ensemble de la copropriété un double de chacun de ses (très) longs courriers manuscrits et accessoirement illisibles. Aussi étrange que cela puisse paraitre, le vingt et unième siècle était déjà sérieusement entamé, et Monsieur R., je l'ai dit, n'était apparemment pas très familier de l'Internet. Il n'était pas non plus accoutumé aux rudiments les plus élémentaires de la courtoisie. Ses missives (du moins ce que j'en déchiffrais) étaient en effet particulièrement agressives. Le plus étonnant restait enfin que d'après la gardienne, ce mystérieux Monsieur R. n'habitait pas l'immeuble. Je découvrirais très vite qu'il passait pourtant dès qu'il le pouvait pour vérifier le stockde sacs poubelles, l'état d'une canalisation ou celui d'une charnière de l'ascenseur - et par la même occasion obstruer ma boite à lettres - étant donné qu'il possédait les deux tiers de notre immeuble. J'apprendrais également que si certains consacrent leur retraite au jardinage ou au yoga aquatique, d'autres préfèrent occuper leur temps aux réunions de syndic.

A l'instar de ses courriers, Monsieur R. est un homme ennuyeux qui est resté figé dans une autre époque. Très sec, il a les cheveux blancs, une épaisse moustache et des lunettes à verres épais. Sa tête penche sur le côté droit en permanence, comme s'il était fatigué de devoir écouter son interlocuteur... Il est de surcroit affligé d'un léger problème d'audition qui l'oblige à aboyer sur son interlocuteur dessus plutôt qu'à lui parler. En particulier sur sa femme. Lorsque, malgré des efforts sincères, je ne peux l'éviter dans le hall d'entrée, il ne me dit pas bonjour, ne me demande pas comme je vais. En revanche, il se préoccupe toujours de savoir si je peux financer de nouveaux travaux. 

Lors de nos réunions de syndic, Monsieur R. est à la fête. La plupart du temps, tout à la joie de réexaminer les comptes, il préfère ignorer mon existence. Pour plus de tranquillité, il a fait en sorte de me dégager du conseil syndical alors que tout le monde en fait partie, en votant contre moi du haut de sa majorité absolue. Bizarrement, je me suis revue gamine, quand personne ne voulait me choisir dans une équipe pour jouer au ballon prisonnier... Au moins, quarante ans plus tard, je ne pleure plus. Je considère que c'est un progrès.

Durant nos AG, Monsieur R. me tourne ostensiblement le dos et son problème d'audition s'accroît subitement dès que je prends la parole. D'une manière générale, il semble plus à l'aise avec le genre masculin. Fort heureusement pour lui, nos deux autres copropriétaires sont dotés de chromosomes XY. Un jour, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai eu la témérité de poser une question. S'apercevant miraculeusement de ma présence, Monsieur R. n'a pas hésité à demander devant tout le monde si je n'étais pas idiote. Je suis restée comme deux ronds de flan et je me suis en effet sentie bête. J'attendais (espérais ?) que quelqu'un prenne ma défense et remette ce mufle à sa place. Mais personne n'a rien dit. Mes copropriétaires, gênés, ont regardé ailleurs pendant que le gestionnaire passait rapidement au point suivant... Et tandis que la réunion de syndic virait au mansplaining - pour les puristes de la francophonie, à la mecsplication - humiliée, j'ai moi aussi regardé ailleurs et prié pour que cette AG s'achève le plus vite possible ! 

Il faut dire que Monsieur R. est un récidiviste. Il y a six ans, une femme s'occupait de notre immeuble. Après deux AG, la cruche a craqué et fait un burn-out. Fort heureusement, le changement de syndic, nous a doté d'un gestionnaire avec un peu plus de testostérone.

Lundi dernier a eu lieu l'AG annuelle de notre copropriété. Figurez-vous que je n'étais pas conviée. Le hasard vous joue de ces tours parfois ! Mon invitation  Ma convocation électronique s'est parait-il égarée dans les méandres du web. Du moins, c'est ce qu'a prétendu le syndic. Il est vrai qu'au vingt et unième siècle, il est difficile de se fier à Internet. Je me suis donc résolue à mendier piteusement ma convocation.  

En arrivant, je m'attendais à me faire refouler par un videur : "Désolée Madame, vous pouvez pas entrer, c'est un club privé..." Mais non, on m'a laissée entrer sans problème. Ou presque. Comme j'avais cinq minutes de retard,  Monsieur R. avait jugé inutile de m'attendre. J'ai serré poliment les mains de ces messieurs, mais il n'a pas daigné s'interrompre. En m'asseyant aussi discrètement que j'ai pu  sur le seul siège vide (qui se trouvait naturellement près de lui), je me suis revue arriver en retard en cours de géo et me faufiler au premier rang sous le nez du prof... Comme le prof justement, Monsieur R. était plongé dans ses documents et ne m'a pas accordé la moindre attention. Il était en train d'éplucher les frais de ménage de l'immeuble... J'ai failli lever la main. Je me suis dégonflée... Je n'ai pas osé dire à Monsieur R. que  pour économiser, il pourrait peut-être s'emparer du balai... Je n'ai pas non plus osé me la jouer Virginie Despentes, "Je me lève et je me casse..."  J'aurais dû. Je suis idiote.

Commentaires