106. L'eau à la babouche

Dans l'air flotte un parfum de fleurs d'orangers. Le goût d'une pâtisserie au miel persiste sur mes lèvres. Ici, la cannelle, le curcuma et la semoule s'empilent dans des sacs en toile fatiguée. Plus loin, un vieux monsieur couvert d'un caftan actionne une antique machine à coudre Pfaff. Deux chats galeux lèchent des têtes de poissons dans une cuvette en plastique. Un petit garçon aux dents éclatantes me salue: "Salam aleikoum Madame La France!". Je souris. Je déambule. Je suis  au hasard le dédale mystérieux de la Médina de Fès. C'est mon premier voyage au Maroc. Chaque brin de coriandre, chaque verre de thé à la menthe me fait penser à mon grand-père, à ma grand-mère et à ma mère aussi. Des caractères arabes ornent le mur d'une gargote. Juste en dessous la traduction me fait monter les larmes aux yeux. Mets ta tête dans le son et les poulets viendront la picorer. Proverbe Marocain.  Dans ma tête résonne le rire de Mamita. 
Au Riad, la cuisinière fait une pause entre deux tajines. Elle m'encourage chaleureusement à finir des galettes anisées : "Mange ma fille!" Oh que oui je les mange tes galettes. Goulument. "Et d'où tu es toi?" demande-t-elle. Je garde le silence. Sa question me laisse perplexe. Je n'ai jamais mis les pieds dans ce pays pourtant partout, à ce moment précis, je me sens chez moi ici.  Jusqu'à la grisaille et la pluie parisiennes qui se sont glissées dans ma valise. Car ce nouveau voyage serait parfait s'il ne pleuvait pas des cordes de oud! Je ne suis pas croyante, mais alors que Pessah s'achève, tout de même je m'interroge : quatre dégâts des eaux en moins de six mois, un déluge à Rome et maintenant des hallebardes à Fès, ça fait beaucoup d'eau. Dis-donc Moïse - et je ne parle pas de mon ex ! - t'aurais pas quelque chose à me reprocher? A l'avenir, quitte à voyager humide, je pourrais peut-être mettre toute cette eau à profit? La Tanzanie ou le Kenya m'apparaissent subitement comme des destinations touristiques potentielles... 
Armée de mon parapluie, avec ma compagne de voyage, nous décidons de braver les éléments déchainés. C'est qu'une mission m'attend. Comme par miracle, à peine avons nous mis le pied dehors, que le soleil pointe le bout de ses rayons. Moïse? C'est toi? 
Dans un élan d’optimisme nous nous connectons à Google Map pour rejoindre Mellah, le quartier juif de Fès. Dans un éclair de lucidité nous nous déconnectons. Ici, l'application elle aussi est... marocaine! Les indications du GPS nous perdent plus qu'autre chose. Exit Google Crap. Perdues, à l'ancienne, nous demandons notre chemin. Un type en survêtement nous interpelle : "Synagogue? Synagogue?" comme s'il voulait nous vendre du krach... Hmmm "Non merci!". Un petit garçon à vélo vole à notre secours et nous guide entre cordes à linges et minarets. Devant la synagogue, un policier prend le relais, trop heureux de quitter son poste et de profiter d'une balade, il nous accompagne à mon but ultime : le Cimetière Juif de Fès. 
Je paye 20 dirhams et m'avance entre les tombes d'une blancheur éclatante. Je suis venue rendre une visite on ne peut plus insolite à mes arrières grands-parents que je n'ai pas connus.  Mais avant, j'en dois une à Monsieur Edmond, le gardien ou plutôt, la mémoire du cimetière car je n'ai aucune idée de l'endroit où reposent mes ancêtres. 
Dans la maison de Monsieur Edmond le temps s'est arrêté. Posé sur son fauteuil qui a sans doute connu le Protectorat, le vieux monsieur n'a plus d'âge. Il regarde un poste de télévision monumental qui diffuse probablement les programmes de l'ORTF. Un fatras d’innombrables clés, outils, lampes à huile, et vieilles photos s'entassent dans la pièce. Le parfum improbable me fait presser une fleur d'oranger sous mes narines.  J'explique le but de ma visite à Monsieur Edmond et lui donne le nom de mon arrière-grand père. Le vieillard déplie sa lourde carcasse. Il va chercher un vieux cartable et sort un recueil de feuilles incongrument imprimées, il annonce fièrement dans son français ensoleillé que tout sera bientôt sur Internet. Tu connais Internet Monsieur Edmond? Pendant que je m'interroge, son doigt jauni suit laborieusement les lignes du cahier sale. Ce moment ne semble jamais devoir finir. A l'autre bout de Whatsapp et du continent, j'appelle ma tante Monique à l'aide. Je passe mon Smartphone à Monsieur Edmond et assiste médusée à un échange surréaliste entre le dinosaure et Tata Momo. Le coup de fil s'achève et le doigt jauni reprend sa lente progression. Alors que je me résigne à faire chou blanc, mon amie vole à son secours.
...
Shalom Tordjman. 1926. Carré 7. 
Viens, je t'embrasse Monsieur Edmond! 

Sa vieille carcasse est trop rouillée, il ne peut pas nous accompagner sous la pluie qui s'est remise à tomber. Il nous confie aux bons soins d'un employé du cimetière. Je tiens mon parapluie au dessus de l'homme en pull rouge sur chacune des tombes du Carré 7. Il déchiffre péniblement l'hébreu qui orne chacune d'elle. Il finit par lire... Sha-Loom... Tor.... Le temps s'arrête. A son tour, l'homme tient le parapluie pendant que je lutte pour allumer ma bougie avant de la placer dans la cavité prévue à cet effet. Je pose un petit caillou. Et puis je reste là... Sous la pluie... Je profite de ce moment improbable mais chargé d'émotion devant la tombe de mon arrière grand-père. Deux larmes coulent sur mes joues. C'est fou comme ça fait du bien parfois... un peu d'eau.


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