141. Conte de caisse

Mais au secours ! Ce monde partirait-il à vau-l'eau ? Plus de saisons, plus de jeunesse, plus de Tigre de Java ni de chauve-souris à longues oreilles (beurk), plus de cigarettes en chocolat  ni de cabines téléphoniques ! Tout fout le camp, moi je vous le dis. 

Pardonnez-moi cette introduction aux accents réactionnaires ou collapsologistes (iques ?) alarmistes (je vous laisse juge). Ne paniquez surtout pas, je ne viens pas, aujourd'hui, vous entretenir de politique. Les professionnels de cette discipline sauront, hélas, mieux vous divertir que moi.

Non, figurez-vous que je sors tout bonnement du supermarché. Enfin super, tout est relatif... Du Monoprix en l’occurrence. Je comprends que vous soyez surpris. La banalité de cette activité concorde mal avec l'image de femme insaisissable, de nymphe des temps modernes que sans aucun doute, vous vous faites de moi depuis que vous lisez ce blog. Néanmoins, au risque de provoquer quelques désillusions, je confesse ici que je suis une femme tout ce qu'il y a de plus normale (disons relativement normale) et qu'il m'arrive, lorsque je n'ai pas d'autre alternative, d'arpenter les rayons conserves et produits ménagers d'enseignes franchisées en poussant sans entrain un caddie grippé sous la lumière cafardeuse des néons. Que voulez-vous, les nourritures de l'âme c'est bien beau, mais on reste un peu sur sa faim ! 

Tout ça pour vous dire donc, que je sors du Monoprix. Aucun évènement n'étant venu troubler mes modestes emplettes et le détail de mes achats étant à peu près aussi passionnant qu'une visite du Musée du Sabot,  je vous propose de passer directement en caisse. Enfin, de passer... d'aller vous démerder en caisse. Car dans ce Monoprix, il n'y a plus personne pour biper mollement votre paquet de lessive ou votre huile d'olive et les "héros du quotidien", indispensables pendant le confinement ne devaient apparemment pas être si indispensables que ça puisqu'ils ont cédé leurs postes à des caisses automatiques. Les clients doivent donc désormais faire sagement la queue devant des machines (dont quatre étaient ce jour-là hors-service) pour pouvoir jouer à la marchande tout seuls, comme des grands, comme des cons, comme des grands cons. 

Debout dans la file (on est rarement assis quand on fait la queue), mon tour de biper des codes-barres approchait. Il ne restait devant moi qu'un monsieur, auquel je n'avais pas prêté attention jusque-là. Immobile, il semblait absorbé dans la contemplation des chewing-gums et des programmes télé. Une lumière verte auréola soudain la caisse N°2 pourtant le monsieur n'avançait pas. D'un ton impatient, la dame derrière moi lui enjoignit de se dépêcher bon sang de rejoindre ladite caisse. En l'observant d'un peu plus près (mais pas de trop, distance sanitaire oblige), il s'avéra que ce monsieur était ivre mort. Enfin pas tout à fait mort et pas tout à fait ivre mais il comptait apparemment y remédier puisqu'il faisait l'acquisition d'une bouteille de ce nectar aux propriétés détergentes qu'est la Villageoise. La dame éleva la voix : " Y a une caisse libre, là, devant vous !!! " Le monsieur, visiblement sans abri, ne comprenait pas. Ses pièces de monnaie dans une main, sa bouteille dans l'autre, il ne bougeait pas. Il cherchait de son regard vitreux une caisse comme il en connaissait, quelqu'un derrière un tapis roulant avec au mieux le regard fuyant, au pire la mine dégoûtée mais enfin quelqu'un. Devant lui il ne voyait que des automates, surmontés d'un panneau signalétique avec une carte bancaire et des pièces de monnaie barrées. Sans aucun repère et sans carte bancaire (c'est plutôt rare quand on vit dans la rue) il préférait ne pas bouger. Histoire d'ajouter encore au sordide, la sorcière derrière moi l'invectiva " Bon, tu la payes ta vinasse ou pas ? " Sa mauvaise humeur contamina bientôt les autres clients qui se mirent à leur tour à apostropher le malheureux. 

Soudain une nouvelle caisse s'auréola de vert et je passai (pas fière) devant le monsieur avec mon panier. Comme il ne bougeait toujours pas, je lui fis signe d'approcher. Je bipai sa bouteille et lui payai 3,49€ de réconfort avec la carte bancaire dématérialisée de mon smartphone. Je suis une nymphe des temps modernes, je suis connectée. Sans un mot, le monsieur est sorti du magasin en trainant des pieds. La mégère m'a gratifiée d'un " Pfff !" et d'un regard navré. J'ai laissé mes courses en plan dans leur panier et j'ai suivi le monsieur dehors. Je suis une nymphe... j'ai autre chose à foutre que déprimer au supermarché !


 


Carrefour ouvre aujourd'hui son premier magasin 
100 % automatisé sans caisse, ni personnel

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