97. Et mon barbecue, c'est du poulet?

Le monde devient fou. L'été revient à petit pas et avec lui l'odeur délicieuse des barbecue. Connaissez-vous rien de plus chaleureux, de plus convivial qu'un barbecue entre amis? Groupés autour de l'appareil, on se dispute quant à la meilleure technique d'allumage. Pour ou contre le papier journal chiffonné? Les puristes s'insurgent à l'idée du moindre allume-feu chimique quand les plus pressés ne renâclent pas devant une ou deux giclées d'alcool à brûler histoire d'accélérer le processus... On s'interroge sur le combustible optimal. Certains ne jurent que par le charbon de bois tandis que les écolos célèbrent les bienfaits du charbon végétal (ah bon? Le bois c'est pas végétal?). Figurez-vous que les sarments de vigne parfument la viande, sauf que les rafles de maïs captent les graisses... Y a encore les afficionados du barbecue à gaz qui prétendent que c'est moins chiant à nettoyer et les fondus de la plancha qui assurent que griller sans gras c'est plus sympa!
En cuisine on s'affaire! Les côtes de bœuf hésitent entre la marinade au thym ou celle au romarin, on pique et repique et colegram les chipos, les merguez, le figatellu. Les enfants alternent consciencieusement (et dangereusement!) tomate, poivron, poulet et courgette sur les pics à brochette. Et puisqu'il reste un vieux fond de Pastis 51, on se demande pourquoi on flamberait pas le bar? On découpe les premiers melons (tant pis s'ils ne sont pas très bons), et pendant qu'on mélange joyeusement des salades de toutes les couleurs, on s'échange des super recettes qu'on oubliera aussi sec ou qu'on ne fera jamais. Le blanc prend gentiment le frais dans le seau à glaçons près de quelques bouteilles de bières. Et puis pour le dessert, y aura juste des cerises parce qu'Agathe avait pas envie de trop s'emmerder...
On a déplié deux trois transats fatigués, sorti le tire-bouchon, les chips et puis quand même un saucisson (faut pas se couper l'appétit d'accord, mais faut pas déconner!) et attaqué un Dobble, un Shabada, ou un Time's up,  le temps que les braises soient enfin prêtes. Le temps marche au ralenti... Sortez ketchup, moutarde, mayo! Sortez Sopalin et vaisselle en carton! On se sent bien entre copains... ça sent bon les grillades... ça sent les tupperware et les restes dans le papier alu... ça sent la salle de sport lundi matin mais on s'en fout parce que ça sent surtout les vacances qui rappliquent... Le barbec', ça sent le Paradis! 
Enfin c'est ce que je croyais jusqu'à dimanche dernier où j'ai assisté, médusée, au barbecue de l'Improbable. Comme quoi, quand on perd des amis de vue c'est peut-être pas plus mal. 
J'étais donc conviée dans le jardin d'anciennes connaissances artistiques, dans mon souvenir  brillantes, drôles, talentueuses, fréquentables somme toute. 
J'avais apporté, sans prendre de gros risque, une bouteille de Chardonnay à rafraîchir ainsi que - à l'instar d'Agathe - un kilo de cerises dont j'avais eu tout le loisir de picorer un bon tiers pendant les 50 minutes de trajet en RER, qui comme me l'avait assuré mes hôtes, n'excédait bien entendu pas les 15 minutes depuis le centre de Paris. En Jet Ski sans doute... Peu m'importait! Pour une côte de bœuf saignante ou des côtelettes grillées à déguster en bonne compagnie, j'étais prête à tous les sacrifices urbains!
Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que mes anciennes relations avaient si mal tourné... 
Dès mon arrivée, j'ai  compris qu'il y avait andouille sous roche. Le sac au pied du barbecue affichait Charbon alternatif et les galets qu'il contenait semblaient tout droit sortis de Soleil Vert. 
Près de la grille, aucune viande n'attendait de rôtir. Aucun poisson non plus. La seule andouille qui attendait près du barbec', c'était moi. La preuve. Avisant des blocs gélatineux, je m'enquérais de la nature exacte de cet étrange allume barbecue. Gel? Pâte? On me répondit qu'il s'agissait d'un assortiment de tofus sélectionnés tout spécialement. Euh... Spécialement? Pour...? Pour le barbecue. Le barbecue de tofus. Le barbecue de tof.... Euh...? Mais... Euh... Bon. Vous m'excusez deux secondes? Faut que j'aille boire un coup, je reviens! Je me dirigeai vers les boissons pour me remettre de ma stupéfaction et accessoirement, noyer ma déception. Je n'aurai pas dû. Je n'espérais pas  trouver un Vosne Romanée mais enfin tout de même! Un simple cubi égaré ou du Coca Zéro auraient fait mon affaire! Sur la table, étiquettée Bar à eaux minérales, s'alignaient... des bouteilles d'eaux. Rien que de l'eau, comme dirait l'autre. Gazeuse, certes. Millésimée de surcroit. Il fallait semble-t-il, commencer la progression en bout de table par les "petites bulles". Moins salées, elles ne dénatureraient pas mon palais. C'était écrit. Juste là. J'hallucinais. Je cherchais, sans la trouver, ma bouteille de Chardonnay. Me voyant éperdue, un quidam me tendit un plateau de toasts au fromage végétal. Je retenais un cri.
Désespérée, j'attendais  le moment où quelqu'un surgirait d'un placard en criant "surprise!". Mais rien. Personne. J'étais prise au piège dans cette dimension parallèle où les gens s'enivraient d'eau gazeuse en grillant du tofu! Ces gens étaient pourtant normaux autrefois! Que leur était-il arrivé? Je décidai qu'il était plus prudent de ne rien consommer, c'était peut-être dangereux. Au deuxième passage du plateau de toasts au fromage végétal, il devint urgent de m'échapper. Je consultais en douce mon téléphone. Le prochain RER passait dans 1h20. Je tiendrai bon jusque là. Mon équilibre psychologique était menacé mais je résistai.
Je regagnai la civilisation. Ébranlée. Pour la première fois en 10 ans, j'eus envie de pousser la porte d'un Mc Donald! Je me retins tant bien que mal. Si le monde devenait fou.... moi pas!

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