156. Relation désactivée

Cher Mark, 

Tu t'en es rendu compte, je suppose, ça fait quelques temps déjà que toi et moi c'est plus tout à fait pareil.  On se voit moins souvent. Je suis un peu plus distante... un peu plus polie. Dans ces cas-là, on a plutôt tendance à emballer les choses dans un joli C'est pas toi c'est moi...  Ou un Je préfère qu'on reste amis...  Mais je n'ai pas envie de faire joli, Mark. Le problème c'est bel et bien toi, pas moi. Toi et tes nouveaux potes foireux. Et puis très honnêtement, je n'ai pas très envie qu'on reste amis, même après toutes ces  années.

Quand je t'ai connu, t'étais sur Facebook. Cétait sympa, on passait du bon temps tous les deux. Tu me présentais des potes... On jouait à Farmville... Tu pensais à mon anniversaire... Tu m'invitais à des concerts et des soirées sympas... Je te parlais de mes soirées raclettes entre copines... De mes spectacles... On s'échangeait des petits mots doux... Trop hâte de passer le week-end à Saint Malo emoji crêpe. Je t'envoyais des photos... Bref, on se prenait pas la tête, et c'était bien chouette. 

Et puis tu as commencé à changer. Petit à petit, tu as voulu tout savoir de moi. Où j'allais. Avec qui. Si ça m'avait plu. Quelle marque de shampoing j'utilisais. Quelle yaourt je préférais. Si j'étais plutôt thé ou café. Plutôt chat ou chien. Flunch ou Buffalo Grill. Rubik's Cube ou Sudoku. Rachel ou Phoebe. Pour ou contre les chaussettes dans les escarpins. Et les cahiers à spirale, j'en pensais quoi ?  Et le potage tomate sur les aires d'autoroutes les soirs de pleine lune ? Et pourquoi je vis ? Pourquoi je meurs  ? Pourquoi je ris ? Pourquoi je pleure ? Tu n'arrêtais plus de me demander mon avis !

Au bout d'un moment j'en ai eu ras-le-bol, je suis allée voir ailleurs. Alors tu es devenu jaloux. Très jaloux. Comme tu ne pouvais plus me surveiller sur Facebook, que tu ne supportais pas que je passe du temps avec d'autres, loin de toi, tu as annexé Instagram et Whatsapp pour mieux épier chacun de mes scrolls. Tu t'es mis à inonder mes pages de pubs tapageuses, croyant prévenir mes moindres désirs à grand coup d'images multicolores haute résolution alors que je ne t'avais rien demandé. Et comme je restais insensible à tes "suggestions", tu m'en envoyais deux fois plus. Ça s'appelle du harcèlement, Mark. 

Mais le pire, c'est que tu m'as fait douter de moi. Je le savais depuis le début que tu avais d'autres relations, avec des millions de personnes. Ça m'allait très bien, je ne suis pas jalouse, contrairement à toi. En revanche, tu t'es cru obligé de me les mettre sous le nez. Tous ces heureux veinards aux sourires éclatants, qui pétrissaient leur pain au levain, escaladaient le Canigou, ou bouffaient leurs brunch hawaïen plus cher qu'un SMIC pendant que moi j'étais là, bloquée dans mon tunnel de métro entre Saint Maur et Parmentier à me demander si ma vie n’était pas un peu nulle. Moi je suis là, à galérer pour trouver mon équilibre, et tout ce que tu trouves à faire c'est de me rappeler comment les autres ils assurent ? Comment leur vie est géniale avec leur maison bien rangée tout droit sortie d'un catalogue Ikea, leurs assiettes dignes d'un chef étoilé, et leur parcours de running en forme d'albatros ? Je fais comme je peux, Mark. Ma vie est peut-être pas parfaite, je n'ai rien d'exceptionnel à poster, j'influencerai jamais personne, mais je fais de mon mieux. Alors viens pas me pourrir la vie avec tes algorithmes. J'ai pas besoin de tes filtres pour retoucher mon moral

Et puis Mark, tu devrais faire gaffe à qui tu fréquentes. Les propos haineux, l'homophobie, le masculinisme... T'es sûr que le fric en vaut la chandelle ? A force de vivre sur ton petit nuage numérique, là-haut dans ton Metaverse, t'as pas oublié ce qui compte vraiment ? Les amis, la famille... c'était ça ton truc au début, non ? Les poke, les like, le partage, les groupes pour discuter, échanger... pas se mettre sur la gueule et raconter n'importe quoi.  Suffit que Grippe-sou le clown se pointe et ça y est ?  T'es prêt à vendre ton âme pour quelques millions de plus ? Tu sais, c'est pas pour spoiler mais Stephen King ça finit jamais bien. Pis, le bonheur, ça se commande pas sur Amazon...

Voilà Mark. Je crois que tous les deux, c'est mieux qu'on fasse une pause. Histoire d'y voir plus clair. Qu'on explore d'autres options avant... l'inévitable. Très honnêtement, pour moi ce ne sera pas facile. Après tout ce qu'on a vécu. Je vais avoir du mal, mais s'il le faut, j'y arriverai. Je mérite mieux que tes algorithmes. Peut-être qu’un jour, on se retrouvera ? En attendant, je ne veux plus être une donnée, Mark, je ne veux plus être un produit. Je suis plus que ça. Je suis John Merrick : I am a human being ! 

Je te souhaite le meilleur. 

Une ex-amie.

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