150. One, two, three, four !

Mehdi m'assure que c'est un vrai ticket. Je ne savais même pas qu'il y en avait des faux. Il est sur le point de dégainer la preuve d'achat sur son téléphone pour me prouver sa bonne foi. Je l'arrête, le ticket bleu dans ma main me suffit. 

Paris la Défense Arena 
Bruce Springtseen and the E street band 
Lundi 15 Mai A 19h00 - Fosse.  

Mehdi ne pourra finalement pas assister au concert. La mort dans l'âme il me cède sa place. On trouve décidément de tout sur Leboncoin. Y compris des places, à la dernière minute, pour un concert complet depuis des mois. Mehdi est un fan. Un vrai. Il était au dernier passage du Boss en 2016 à Bercy. Il se rattrapera en juin et compte bien aller l'applaudir à Zurich ou à Hambourg. Avant de le quitter, je lui promets de lui envoyer une photo.

Après un weekend interminable, le lundi arrive enfin. La journée semble se dérouler plus lentement qu'un épisode de Derrick. Les heures n'en finissent pas... Enfin, il est cinq heures ! Je grimpe dans le RER A avec un sourire niais. A chaque instant, j'ai envie de me tourner vers les voyageurs : " Je vais voir Springsteen. " A La Défense, je me rends compte que c'est inutile. Tout le wagon se rend au même endroit que moi. Je me glisse dans le flot joyeux des quarante mille spectateurs attendus et suis les panneaux qui mènent à l'Arena. Autour de moi, des rockers en Perfecto couverts de tatouages, des fans enveloppés du drapeau américain et beaucoup (beaucoup !) de ventres bedonnants et de cheveux blancs. Au moins, point de vue capillaire, je suis raccord. A l'entrée de l'Arena, pas de foule surexcitée, pas de cris, pas de cohue. Chacun attend sagement de passer la sécurité, on discute réforme des retraites et weekend rando en Auvergne... Pas trop rock'n'roll l'ambiance... Un vigile interpelle son collègue : " Eh ! C'est plus cool que Clara Luciani ! " Un papi dégarni rigole : " Ça oui ! Springsteen, c'est nettement plus cool ! "

Je me dirige vers l'accès violet, entrée 33. A l'intérieur, je prends volontiers les bouchons d'oreille que me tend l'hôte d'accueil avant de pénétrer dans la fosse ou plutôt, ce soir plus que jamais, in the Lion's den. A l'intérieur aussi, on est loin de la bousculade hystérique. C'est autre chose que les coups de coudes, piétinements intempestifs et " Vas-y, bouge, c'est ma place ! " que m'avait valu le - sublimissime - concert de Beyonce. Ici l'ambiance est pépère, chacun respecte l'espace du voisin, on lui dit même " Pardon. " lorsqu'on renverse de la bière par mégarde sur son sac... Chaque accordage de guitare, chaque réglage de lumière est suivi d'un chaleureux applaudissement. Les Tshirt de la tournée et les verres de bière partent comme des petits pains... Trois pompiers font leur tournée en fredonnant  Born in the USA... Tout à coup, les lumières s'éteignent pour de bon. Les écrans géants s'allument. Les téléphones portables émergent au-dessus de la foule (ils disparaitront assez vite, le public n'a sans doute pas de Tik Tok ou de live Insta). Et puis ça y est ! Le E Street Band s'installe. Une poursuite s'allume et le voilà. Jean et chemise noirs, le Boss fait son entrée. Sur les écrans, son visage se fend d'un large sourire et des rides profondes se creusent autour de ses yeux. Pas de Hello Paris. Pas de Good Evening. Il empoigne sa guitare... One, two three, four ! Et c'est parti pour presque trois heures de concert non stop. No surrender, baby ! Bruce enchaine les titres à fond la caisse, laissant à peine le temps de souffler aux musiciens et aux spectateurs. Il n'a pas (plus ?) de temps à perdre en blablas inutiles. One, two three, four ! A soixante-treize ans, le Boss n'est pas près de prendre sa retraite. Il gratte sa guitare et souffle dans son harmonica comme si sa vie en dépendait et c'est peut-être le cas. Du reste, c'est la guitare à la main qu'il se questionne sur la mort, les regrets, les erreurs et c'est drôlement beau. Mais One, two, three, four ! Pas le temps de s'attarder ! On part faire le tour de l'Amérique. Entre ouvriers, vétérans et coeurs brisés, entre Steinbeck et Philipp Roth, entre Blue grass et Folk irlandais. De Promised land à Burning train, l'album photo n'est pas joyeux, c'est sûr. Mais la guitare est pleine de vie et la voix sablonneuse réchauffe. Et la générosité et le sourire malicieux du Boss l'emportent sur la mélancolie des textes. Sans compter les cuivres, le violon, les chœurs ou encore la batterie virtuoses du E Street Band à qui il n'hésite pas à céder la scène. 

Déjà deux heures, Bruce n'a pas bu une seule goutte d'eau et moi je meurs de soif ! C'est comme s'il y avait une urgence à attaquer le prochain morceau, comme si c'était le dernier. One, two, three, four ! L'intro de Born in the USA résonne, les lumières se rallument dans la salle. L'Arena devient alors une immense salle des fêtes. Ou plutôt une immense salle de la fête. Sur les écrans, le public est illuminé de bonheur au pied de la scène. Partout dans la salle, cette même joie se lit sur les visages. One, two, three, four ! Les lumières se baissent le Boss enchaînent les hits. Born to run... Glory days... Un gamin perché sur les épaules de son père avec un maillot de Base-ball n'en revient pas : Springteen vient de lui donner son mediator. Des jeunes filles en chemises à carreaux (il y a donc des jeunes  ?) entonnent le répertoire du Boss cœur. Et quand Bruce demande " Do you wanna go home ? " je lui réponds " Noooo " à l'unisson avec les quarante-mille spectateurs de l'Arena. Alors, une dernière fois, Bruce lance One, two, three, four ! Il gratte l'intro de Dancing in the dark... et le fait est que je danse dans noir... A soixante-treize ans, Bruce a vieilli, c'est sûr mais moi avec. Mais voilà que soudain One, two, three, four ! Mon adolescence endormie se réveille, au son des vinyles de ma soeur, usés sur l'électrophone... Thanks sis' !

You can't start a fireYou can't start a fire without a sparkThis gun's for hireEven if we're just dancin' in the dark...
 
 

Lundi 15 Mai 2023
Bruce Springsteen and the E Street Band

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