136. Retour à l'Essentiel

La porte résiste. Sans doute qu'elle hésite un peu avant de nous accueillir, c'est vrai qu'elle a perdu l'habitude de recevoir du monde depuis un an... A force d’insister, elle finit pourtant par se laisser convaincre et cède devant notre impatience et nos masques. Aussitôt, une odeur familière et rassurante me submerge, savant mélange de sueur, de bois, de poussière, de marc de café froid et d'un reste de chaleur de projecteur éteint... Ça sent aussi un peu les produits d'entretien. A moins que ce ne soit le gel hydroalcoolique. Quoique pas très grande, je me fais toute petite pendant que mes camarades investissent les lieux - une fois n'est pas coutume. Dans la pénombre du couloir, je ferme les yeux. J'éprouve le besoin étrange de saisir la moindre particule de ce parfum unique. J'ôte mon masque chirurgical - entre négatifs, on a le droit ! - j'inspire profondément, je bloque ma respiration et à défaut de celle du Covid-19, voilà soudain que je sens une vague d'angoisse déferler sur moi. J'ai tout à coup peur d'expirer. J'ai peur que cette odeur qui m'a tellement manqué ne se dissipe et m'échappe à nouveau, je voudrais pouvoir la fixer à tout jamais. Après quelques secondes, mes poumons me font urgemment savoir que peur ou pas, je ne vais pas pouvoir rester en apnée tout l'après-midi. Mon cerveau en rajoute une couche et me rappelle la fin macabre de Jean-Baptiste Grenouille après qu'il ait réussi à fixer l'odeur parfaite. Je me résous donc à descendre les quelques marches qui mènent à la petite scène circulaire de l'Atypik Théâtre en haletant comme une asthmatique et je trébuche en beauté avant de lécher la moquette où s'éparpille mon genou en kit. Après plus d'un an, je me réjouis de constater que je n'ai apparemment rien oublié des fondamentaux du clown. C'est déjà ça. Hélas, aucun public n'est pas là pour applaudir mon numéro improvisé. Étant donné qu'il ne sera pas plus nombreux dans les jours à venir, je juge inutile de renouveler cette performance pourtant grandiose. En revanche, un peu de lumière serait la bienvenue. Un soupçon de dignité également mais je ne veux pas me montrer trop exigeante. Je me contente donc de remercier Mickaël qui vient non seulement d'allumer les projecteurs alors que je me relève de ma cascade avec une majesté toute relative mais qui a surtout la gentillesse de nous accueillir en résidence pendant la semaine qui vient alors que nous nous nous entêtons à poursuivre la création de Sur la bonne voix  avec Lucas et Valérie.

Alors que je m'agite depuis quelques heures sur la scène, tout comme le pied de géranium flétri reprend vie après l'hiver chauffé par les premiers rayons du printemps, je sens que - quoique moins flétrie - je reprends vie moi aussi, sous les 20 000 watts de la rampe de projos incandescents. Je sens aussi que je commence à suer comme un phoque. Peu importe ! Je suis tellement heureuse de retrouver les murs d'un théâtre que je pourrais arracher mes vêtements et me lancer en collants et soutif dans la choré d'ouverture de Chorus Line. Je me retiens par égard pour mes collègues, à mon justaucorps défendant ! Il est des spectacles auxquels il vaut mieux ne jamais assister. Mais c'est une lutte de tous les instants. Voilà deux jours que nous répétons et après tous ces mois passés loin de la moindre petite salle polyvalente, je sens que petit à petit, le démon de Broadway s'empare  de tout mon être. Mickaël passe nous saluer et s'enquérir de nos progrès et je fais de mon mieux pour donner le change mais je ne peux tout simplement pas m'empêcher de taper du pied sur le sol... Je suis possédée ! Step, kick, kick, leap, kick, touch... Again!  Surtout, ne pas chanter à voix haute. Oui, oui, on progresse... les nouveaux morceaux se mettent en place... Step, kick, kick, leap, kick, touch... Again! Assister à un filage ? Mais bien sûr ! J'ai beau savoir que nous ne sommes là que pour la semaine, que nous ne faisons que répéter, que les théâtres sont fermés jusqu'à nouvel ordre, que Mickaël n'est pas Michael Douglas, je ne sais pas si je vais pouvoir me contrôler encore très longtemps ! Heureusement c'est l'heure de la pause. Mes camarades s'absentent pour une raison obscure. Nous voilà seuls... le démon et moi. Quelque part, j'entends le clac d'une poursuite qui s'allume. Je m'avance en jogging dans la lumière blanche qui inonde la scène. Michael Douglas préfère rester caché dans l'ombre des gradins et je respecte sa pudeur. La tension est palpable... Avant que je ne m'en aperçoive, voilà que je mets à chanter... les premiers mots de Nothing m'échappent et j'entends ma voix résonner dans la salle. Je n'ai pas la classe de Priscilla Lopez (sa robe non plus, fort heureusement !) mais je mets toute mon âme dans chacun de ces mot et toutes mes années de cours de théâtre me reviennent en mémoire même si - la plupart de - mes profs étaient plus sympas et moins racistes que Monsieur Karp. Et dans ce théâtre vide depuis des mois, j'ai envie de pleurer...  non pas parce que je ne ressens rien, au contraire... mais parce que je me souviens que c'est ça mon métier : actrice.

Michael Douglas n'était pas dans la salle et je n'ai pas été retenue pour Chorus Line malgré cette audition secrète bouleversante d'émotion (qui m'a bouleversée moi en tout cas). Quand Lucas et Valérie sont revenus, le démon de Broadway m'avait quittée, ce qui valait sans doute mieux pour mon équilibre psychologique. Nous avons repris les répétitions et nous étions heureux je crois tous les trois d'écrire, de chercher, de chanter, de danser (!), de trouver, d'inventer, de nous tromper, de changer, de rire et de nous retrouver surtout. Mais dites... on va en faire quoi de ce bonheur, si on peut pas le partager ? 

Sur la Bonne Voix
Résidence de Création 2021, Atypik Théâtre

 

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